Machines Folles

Machines Folles
ou Les entreprises souffrent-elles ?

Antoine Schmitt
11 mai 1996

Dans une vision matérialiste communément admise aujourd’hui, l’âme humaine, c’est à dire sa conscience, du moins, sa consience de soi, nait moins d’un don surnaturel, que de la pure complexité de l’agencement et du fonctionnement du cerveau.

La complexité de structure et de fonctionnement des entreprises transnationales peut-elle les faire accéder à l’état conscient ? On peut se poser la question.

Point de vue comportemental

Par analogie avec le comportement humain il faudrait définir les modalités de vie de ces entreprises. Considérons-les déjà comme entités. Vivant dans un environnement constitué de flux d’argent, de comptes en banque, d’usines, de produits et services, de cours de marchés, elles vivent, ou tout au moins existent, naissent, croissent, et meurent, par dissolution ou absorbtion. Elles sont donc, comme nous, ancrées dans le temps et dans l’espace. Leurs limites sont clairement définies, une usine appartient à une entreprise et non une autre à un moment donné, les flux entrent et sortent. Dans cette vision, les humains ne sont bien sûr considérés que comme moyens, rouages, consommables, vecteurs, et non comme entités. Les entreprises existent sur un autre plan, déconnecté de l’humain au sens individuel.

Pour aller plus loin dans l’analyse comportementale, il nous faut définir ce qui consitue le comportement, donc quels sont les signes, signaux et messages envoyés et reçus. Comme on se place dans leur univers et non le notre, ces signaux sont destinés à d’autres entreprises, et non aux êtres humains. Et on arrive à cette question, les entreprises communiquent-elles en elles ? (se font-elles des blagues ?) Elles laissent des traces, pour sûr, et les autres entreprises prennent ces traces en compte, comme unn mammouth sentant l’odeur d’un autre mammouth: il fuira, séduira ou attaquera. Il semble indéniable que les entreprises laissent volontairement des traces, ou envoyent volontairement des signes aux autres, qu’elles se tendent des pièges, qu’elles s’allient. Les entreprises communiquent entre elles. Elles ont donc un comportement.

Si nous voyons une bestiole agir dans son univers, adopter un comportement social avec ses congénères, naitre, vivre et mourir, nous ne nous posons pas la question: cette bestiole est vivante. Mais est-elle consciente ?

Point de vue darwinien

Pour pousser l’analogie plus loin, on peut se demander à quel stade de l’évolution les entreprises se placent. Mais tout d’abord, doit-on imaginer une histoire génétique des entreprises parallèle à celle des animaux/espèces vivantes, tout comme leur sphères d’existence est parallèle à celle des humains, ou plutôt utiliser la même échelle. D’un coté, il semble qu’il manque une certaine continuité physique entre les humains et les entreprises. Où est la ligne d’évolution génétique entre l’humain et l’entreprise, ou bien entre l’amibe et l’entreprise (car il n’est pas dit que l’entreprise descende de l’homme…) ? Nous aurions donc tendance à pencher vers la seconde solution: l’entreprise a sa propre échelle de l’évolution. Peut-être y a-t-il eu le même bond entre l’humain et l’entreprise qu’entre l’animoncule unicellulaire et le premier animal multicellulaire.

Ce qui n’empèche pas de chercher à faire un parallèle entre les deux échelles. Tout d’abord, analysons la sexualité des entreprises. Nous voyons différentes formes de reproduction: fusion, scissiparité… Il n’y a pas de genre. Il semble que nous en sommes à un stade très précoce de l’évolution. L’incarnation des gènes dans ce monde-là demande réflexion. Sont-ce les mèmes (les idées), les produits, les humains, les systèmes ?

On retrouve bien sûr les mécanismes darwiniens: sélection naturelle, adaptation, évolution des gènes (quels qu’ils soient). Instinct de survie…

Point de vue linguistique

On peut aborder un point de vue linguistique significatif, même s’il transpose la relexion du domaine scientifique vers un domaine plus imaginaire. Il nous suffit de relever les mots utilisés lorsque nous parlons de la vie des entreprises: naissance, vie, attaque, mort, séduction, agressivité… Bien sûr, l’homme a tendance à faire de l’anthropocentrisme, la métaphore est nécessaire pour comprendre des entités non-humaines, ce langage n’en est pas moins symptomatique.

Point de vue existentiel

Si on prends la définition de Schopenhauer, les entreprises font preuve de volonté de vivre, et en cela sont de purs produits de la nature.

Conclusion

Les entreprises sont des constructions humaines, comme Frankenstein ou le Golem. Elles aussi sont créées par l’homme, et lui échappent, vivant dans leur propre monde, avec leur propres règles. Allons-nous voir l’extinction de ces nouveaux dinosaures par cause naturelle ? Y aura-t-il un accident ? Doit-on les détruire, et comment ? Ou bien était-ce notre destin, notre but, notre utilité, que de construire ces nouvelles bêtes ? L’homme n’était-il qu’un maillon dans la chaine de l’évolution. L’homme était-il programmé pour contruire ces bètes ? Qu’y aura-t-il ensuite ?

Faut-il les exterminer ? Ou bien peut-on les étudier ? Ne sont-elles pas après tout des émanations humaines ? Mais elles piétinent les hommes aujourd’hui.

Faut-il lancer une nouvelle entité, programmée pour respecter la vie humaine, mais qui se batte sur le même plan que ces entreprises et qui les détruise ?

Faut-il s’inspirer de Asimov, grand penseur de consciences étrangères et surtout artificielles, et de ses lois robotiques, pour implanter dans la conscience des entreprises le respect de l’être humain ? Mais a-t-on encore accès à la conscience de ces entreprises ? Ou est-elle ? Faut-il faire appel à la psychanalyse pour essayer de découvrir leurs mécanismes psychologiques, et les influencer ?

D’un autre coté, nous devons peut-être nous effacer et leur laisser la place. Elles semblent bien plus évoluées que nous, nous ne les comprenons même plus. Leurs raisons de vivre et d’agir nous semblent obscures et incohérentes, mais pourtant elles existent et en tant que telles nécessitent notre compassion, tout comme le premier chat venu. Certaines d’entre elles souffrent sûrement.

 

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