Septembre 2024
ETRE ARTIFICIEL
Depuis bientôt 30 ans je crée des œuvres d’art mettant en œuvre des créatures artificielles programmées selon des principes reproduisant les processus fondamentaux des êtres vivants et en particulier des êtres humains. Ces entités programmées imitent la vie et l’être dans ses nœuds et forces primales (volonté, peur, plaisir, contraintes, corps, émotions, rapport à l’autre, etc..).
Ces processus fonctionnent à des niveaux d’être plus simples et plus profonds que celui de l’intelligence associative et symbolique déployée par les systèmes d’intelligence artificielle générative tels ChatGPT, mais nous posent les mêmes questions existentielles — peut-être même de manière plus frontale — d’une part sur ce qui nous rend vraiment êtres humains et d’autre part sur les manières dont nous allons pouvoir faire société avec ces nouveaux êtres artificiels à venir, et qui sont déjà là.
MACHINE UNIVERSELLE
Un ordinateur est une Machine Universelle au sens d’Alan Turing. C’est à dire qu’il est conçu pour être capable de faire fonctionner n’importe quel processus descriptible. Ce qui ne l’empêche pas de faire aussi fonctionner des processus indescriptibles ou aléatoires. C’est à dire qu’il n’y a aucune limite théorique connue à la complexité ou la nature des processus pouvant fonctionner sur un ordinateur.
Par exemple, les sensations comme la douleur ou le plaisir, les sentiments et émotions comme l’amour, l’empathie ou la colère, les énergies comme la volonté, le désir ou la peur, les mécanismes inconscients comme les névroses, la culture ou la foi, les processus mentaux comme la planification d’actions, la résolution de problèmes, l’analyse scientifique, la pensée philosophique, la créativité artistique.. Quel que soit le sens exact que l’on peut donner à ces mots et ces concepts, ils peuvent exister au sein d’un ordinateur.
Tout ce qui peut sembler spécifique aux êtres vivants, aux êtres humains, tout ce qui existe et a existé, tout ce qui est imaginable voire inimaginable peut en théorie exister dans un ordinateur. Non pas comme fiction ou représentation, mais comme réalité agissante dans le monde, dans le même monde que nous. Ceci n’est pas mon opinion, c’est la définition de la Machine Universelle.
Préparons-nous comme pour un long voyage dans l’inconnu…
ARTISTES ARTIFICIELS
Au croisement de l’Art et des IAs, il est souvent relevé à propos des IAs génératives comme ChatGPT qu’elles ne font que reproduire des variations du passé et ne savent faire preuve de réelle créativité. En effet, d’une part, dans leur conceptions même, les IAs génératives actuelles n’exercent leur “imagination” qu’à l’intérieur de leur “espace latent”, c’est à dire l’ensemble des variations des données dont elles ont été nourries, et d’autre part elles ne font que répondre aux “prompts” de leurs utilisateurs.
Mais il faut se rappeler qu’il n’y a pas de limite théorique à la nature ni à la complexité des processus qui peuvent fonctionner dans un ordinateur, qui est une machine universelle, et ceci comprend l’intention et la volonté, le désir et la douleur, la conscience de soi et des autres, la subjectivité et l’introspection, les névroses et les émotions, etc… Les ressorts de la créativité humaine restent mystérieux mais si certains de ses mécanismes profonds se retrouvent intégrés aux IAs, volontairement ou par pure émergence, il sera difficile de distinguer leurs processus de création de ceux des humains et ainsi de remettre en question leur réelle créativité, sauf sur des bases dogmatiques.
Il faut nous attendre à voir émerger de nouvelles démarches artistiques intégralement issues d’artistes artificiels, et on peut déjà se demander à quoi elles vont ressembler et comment elles vont questionner le monde.
CRÉATURES ARTIFICIELLES
Les êtres humains sont avant tout des animaux qui sont avant tout des êtres vivants. Parmi les mécanismes fondamentaux des êtres humains et non-humains que j’ai explorés depuis 30 ans en les programmant au sein de créatures artificielles, il y a par exemple :
– l’intention (Le Pixel Blanc 1996)
– la mémoire collective (Now Appear ! 1997 avec Alberto Sorbelli)
– l’imitation (Machiavel 1998 avec Jean-Jacques Birgé, Sparks 1998 avec Juha Pekka Marsalo, Myselves 2018 avec Jean-Marc Matos et Marianne Masson)
– la peur de l’autre (Celui qui garde le Ver 1998 avec Joanna Preiss)
– l’expression par le langage (Dans la bibliothèque 1995, Le Critique Automatique 1999, Deep Love 2017)
– la manipulation verbale (Touche-moi ! 1999, Buy Me ! 2021)
– la tension liberté/contrainte (Vexation #1 2000)
– la tension individu/groupe (22 Cubes Ensemble 2001, Nabazmob 2006 avec Jean-Jacques Birgé, 100 Square Ensemble 2023)
– la décision (le solo 2003)
– la tension attirance/répulsion (Threesome 2003)
– le jeu (Gameplay 2005 avec Jean-Marc Matos and Anne Holst, Players of Games 2021)
– la tension corps/forces extérieures (avec determination 2001, Christ Mourant 2006)
– la tension corps/espace (Facade Life 2007)
– le regard de l’autre (Psychic 2007, Fractal Film 2013 avec Delphine Doukhan)
– le rapport au futur (TIME SLIP 2007, Systemic 2010, La Chance 2017)
– la tension attraction/interdit (Pixel Noir 2010, Carré Blanc 2015, Carré Noir 2016, Black Square 2016)
– le comportement de foule (1000 pixels/n+141 2011 avec Patrice Belin, War 2015)
– le plaisir (Climax 2018 avec Hortense Gauthier)
– etc…
Une grande partie de mon travail artistique consiste donc à plonger dans l’anthropologie, l’éthologie, la psychologie, la philosophie, la sociologie, la biologie, la neurologie, la science physique, etc.. pour en extraire des mécanismes profonds de l’être (humain), les reproduire sous forme de programmes agissant en temps réel au sein de créatures artificielles abstraites et en faire des œuvres que je confronte aux spectateurs et spectatrices pour interroger la condition humaine.
Ces mécanismes sont liés au corps, aux émotions, à l’inconscient, à l’intention et à la décision, aux modes relationnels, aux comportements, aux réflexes naturels, à la capacité d’abstraction et de langage, au temps, à la mémoire et à la capacité d’anticipation, aux forces physiques, etc… C’est à dire à des niveaux infra-langage plus profonds et plus fondamentaux que le niveau du pur langage des IA génératives.