Tempest : cosmogonie d’un spectacle
Tempest, A/V Concert, 2012
Franck Vigroux : musique live
Antoine Schmitt : video générative live
Tempest @ MUTEK Montreal 2013 – Photo : Hayeur
Mouvement
Mon travail de plasticien traite des processus du mouvement, du rapport entre ses causes et ses formes. C’est le processus qui m’intéresse. C’est le mouvement dans son essence, le mouvement autonome, les choses qui bougent toutes seules. Mouvement de l’univers, du réel, mouvements de l’humain, mouvements de la pensée, mouvement en soi. Mouvement tel qu’il est, mouvement tel qu’il pourrait être. Mouvements parfaits, mouvements détraqués. Synthèse du mouvement, perception du mouvement. Mouvement présent, mouvement à venir : ce qui va se passer. Ce travail s’ancre dans une filiation avec l’art cinétique et l’art cybernétique, qu’il dépouille au maximum pour se concentrer sur le mystère du mouvement propre.
Dans le champ purement plastique, ce travail prend la forme d’installations actives : génératives ou interactives. Le spectateur est confronté à un processus à travers une forme agissante. Parfois, son propre comportement est au coeur de l’oeuvre. Ce sont des projections, des tableaux vivants, de la lumière mouvante.
Dans le champ de la performance, je cherche à me placer au coeur du processus d’émergence du mouvement. Soit directement par ma présence sur scène, soit par la création d’un processus qui sera à l’oeuvre en live pendant la performance. J’ai réalisé plusieurs performances, en solo (la nanomachine) ou en collaboration, soit avec des musiciens soit avec des chorégraphes-danseurs. En danse, ce travail tend à confronter mouvement corporéifié des danseurs avec mouvement immatériel de la lumière. Dans le champ des concerts A/V (Audio/Visuels), c’est le rapport à ce qui va advenir, au futur immédiat, énergie centrale dans la musique, qui m’intéresse. Cette tension de l’attente, inhérente à toute narration, mais encore plus en musique, pur art du temps, résonne particulièrement bien avec mes préoccupations sur les processus d’émergence du mouvement : se placer sur la brèche du présent à venir.
En 2011, Franck Vigroux m’avait proposé de participer à son spectacle “Nous Autres ?” dans lequel j’avais mis en place des vidéos interactives avec les danseurs et avec la musique. Suite à cette collaboration, nous avons eu envie de travailler à une forme plus radicale.
Bruit
Au printemps 2012, Franck et moi évoquons l’idée de travailler à une forme performative à deux, lui pour la musique, moi pour l’image. Rapidement, nous trouvons notre concept central : le bruit, le noise. C’est un point de rencontre. Le noise est une dimension de l’univers sonore de Franck, et c’est un domaine conceptuel que j’ai envie d’aborder depuis longtemps. Le bruit comme force fondamentale de l’univers, comme source d’aléatoire, comme mouvement sans cause, d’informe. Et pour le sentir, pour éprouver son informité même, je veux le confronter à la forme, me placer à cet endroit où l’informe devient forme, où la forme reperd sa forme, et jouer avec cette frontière.
Forces
Nous mettons en place une résidence de travail en commun en septembre 2012. En préparation de cette résidence, pendant l’été, je met en place les éléments centraux d’un instrument visuel. Je pars de l’idée de bruit fondamental, de la mathématique du bruit qui sous-tend l’univers physique réel. Ce bruit, c’est le mouvement sans cause, le pur mouvement aléatoire. Celui-ci est informe. Donner forme au mouvement, c’est le soumettre à des forces, des forces invisibles mais qui vont causer un mouvement ayant une certaine forme. Je vais donc fabriquer les forces fondamentales de l’univers et les mettre en oeuvre. Je décide de réduire le visuel au minimum nécessaire pour se concentrer sur les forces invisibles : des particules-pixels. Après divers essais, j’opte pour une masse de 10000 particules-pixels. C’est un compromis entre un nombre capable de remplir la totalité de l’espace visible, et en même temps de permettre d’isoler et de suivre des yeux une particule unique.
2D
Au niveau des équations, je décide de créer une abstraction en deux dimensions de l’univers physique, un monde plat, en 2D. Il ne s’agit pas pour moi de tenter de recréer une simulation réaliste de l’univers réel, dans une démarche de type scientifique, mais bien de me placer dans le champ de la représentation, de l’abstraction du réel, dans une démarche artistique, qui sert un propos. Abstraction des forces invisibles à l’oeuvre, et non pas abstraction visuelle, soit dit en passant. Voulant créer une expérience sensible forte pour le spectateur, et de le confronter à une image en deux dimensions, je décide de ne pas réduire l’univers à moins de deux dimensions. J’ai fait des pièces dans lesquelles l’univers n’a qu’une seule dimension physique (still living ou Free Instruments), ou même zéro, un point seul, mais de luminosité changeante (Precious Random), mais ces pièces sont très conceptuelles et ce n’était pas l’idée ici, je voulais une pièce immersive au niveau visuel pour créer, avec le son puissant de Franck, une performance qui soit une expérience physique autant qu’intellectuelle. Donc, un univers en 2D, projeté sur l’écran faisant face aux spectateurs.
Physique mathématique
J’ai mis en place une simulation physique d’un univers en 2 dimensions, dans lequel les particules ont une position, une vitesse et une masse, vitesse qui est à tout instant influencée par des forces qui la modifient et changent donc au final la trajectoire de la particule, en temps réel, selon des équations newtoniennes, calculées en utilisant ce qu’on appelle la méthode d’Euler. Ces équations sont au centre de toutes mes pièces basées sur un univers physique, et permettent de calculer en temps réel le mouvement d’objets soumis à des forces, potentiellement variables. Les forces elles-mêmes sont représentées par des équations. Et ces équations sont arbitrairement ouvertes à l’imagination. Pour Tempest, j’ai utilisé des équations de physique tirées du réel (attraction, répulsion, frottement, etc..). J’ai aussi rajouté quelques équations qui n’existent pas dans l’univers réel tel que nous le connaissons : rotation générale comme une espèce de force de Coriolis, forces sinusoïdales en fonction de la position inspirées des anticyclones et dépressions météorologiques, etc.. Les particules sont à tout instant soumises à la totalité de ces forces, dont je peux moduler l’amplitude et d’autres paramètres en temps réel, et leurs mouvements reflètent les tensions, oppositions, conjonctions, équilibres, déséquilibres de ces forces, en fonction des endroits et des moments.
Animaux
Les spectateurs sont des êtres humains, des animaux donc, qui ont l’habitude d’analyser les forces à l’oeuvre dans la nature à travers les mouvements des objets qui les entourent, objets animés de forces intérieures ou extérieures. L’examen, instantané, permanent et instinctif de ces forces est fondamental à la survie de l’animal qu’est l’homme. Tout mouvement suspect, inhabituel, est instantanément repéré. Toute intention — une force très spéciale — est instantanément évaluée. Toute variation des équilibres généraux est évaluée en terme de danger potentiel, d’intérêt pratique, de plaisir possible, voire de pure curiosité. Ainsi, le spectateur de Tempest est-il directement confronté, par son cerveau reptilien, aux forces à l’oeuvre, forces que je manipule pendant toute la durée du concert.
Contrôle
Pour manipuler ces forces en live, je choisis une console de contrôle Behringer BCR-2000 qui dispose d’un grand nombre de potentiomètres rotatifs précis et solides. Ainsi je peux affecter un potentiomètre à chacune des valeurs des forces sur lesquelles je veux agir. Mon but est de pouvoir manipuler physiquement ces forces physiques, d’avoir un rapport corporel à l’univers en action. Grace à ces potentiomètres, je peux modifier une dimension invisible et en percevoir immédiatement le résultat dans l’image par mon regard. La boucle muscles-effet-regard-muscles est la plus courte possible : je dispose d’un réel instrument, duquel je joue avec mon corps.
Duo
Lors de la première résidence, Franck et moi confrontons les univers que nous avons préparés. Il y a adéquation immédiate, tant dans la matérialité que dans la temporalité. Les matériaux sonores granuleux, les distorsions du bruit, les nappes lentes et profondes, les microévénements sonores renvoient au même imaginaire cosmogonique que mes particules, leurs lents mouvements tordus, leurs vibrations. Par ailleurs, nous développons instinctivement des alternances de lentes évolutions d’équilibres et des ruptures en déséquilibre. Pendant ces quelques jours de résidences, nous précisons nos instruments, nos matériaux. Nous les apprivoisons aussi.
Imaginaire
Au final, le lien entre l’image et le son résulte entièrement du dialogue entre les deux performers que nous sommes, à l’oreille et au regard, avec quelques rendez-vous temporels. Au départ, nous avions prévu une possible liaison physique entre les deux instruments, sonores et visuels. C’est quelque chose que j’ai énormément expérimenté dans le passé, à la fois en performance et en installations. Quelque chose que j’ai même épuisé. Dans Display Pixel, performance avec Vincent Epplay de 2003, nous avons balayé l’ensemble des possibilités de rapport causal entre le son, l’image et le processus. Toutes les combinatoires ont été explorées et elles constituaient même l’essence du spectacle. Dans la nanomachine (2002), un programme que je manipulais fabriquait en live à la fois le son et l’image, en de complexes machines folles construites devant le regard du spectateur. Le cerveau humain (et animal) est habitué à chercher des liens causaux entre ce qu’il voit et ce qu’il entend, celui lui permet de valider la cohérence du monde, ça le rassure. Tout décalage entre des événements sonores et visuels posent question. Dans le monde réel, il est anxiogène (imaginez une balle qui rebondit, avec le son du rebond qui arrive plus tard par exemple..). En spectacle, dans un contexte fictionnel, il ouvre l’imaginaire, il y a la place pour des histoires, pour l’interprétation, pour le spectateur. Nous avons donc décidé de laisser tout cet espace ouvert, en grand. Nous avons désactivé le lien physique entre les instruments. J’écoute le son et me cale sur lui. Franck voit les images et se cale sur elles. Ou pas. Nous jouons avec la distance entre l’image et le son, et le spectateur aussi.
Phases
A force de répétitions, nous avons mis en place une structure temporelle : une succession de phases et de points de rendez-vous. Chaque phase a une certaine dynamique, intensité, couleur, énergie, et nous avons développé chacun un univers sonore et visuel pour chaque phase. Au sein d’une phase, nous fonctionnons à l’écoute de l’autre, en mode de semi-improvisation, qui se stratifie avec le temps. Les phases s’enchainent par transitions plus ou moins rapides. Nous avons quelques points de rendez-vous, pour des transitions catastrophiques, moments articulatoires. L’ensemble a une structure assez traditionnelle, avec montées, climax, évolution dans la complexité des langages, etc.. pour une durée globale de 35 minutes environ.
Variations
Au fur et à mesure des concerts, nous affinons à la fois nos matériaux respectifs et la structure temporelle. De mon coté, j’expérimente de nouvelles forces avec lesquelles je joue. Nous continuons à explorer nos instruments. Nous connaissons aussi de mieux en mieux la partition générale et nous pouvons prendre plus de risques, nous en éloigner pour la retrouver in finé. Ces degrés de liberté au sein de la pièce elle-même, ainsi que la possibilité d’évolution des instruments font de Tempest une oeuvre en évolution, que nous affinons à chaque fois, dont nous creusons la matière. Chaque performance est différente, pour nous comme pour le spectateur.
Antoine Schmitt Avril 2014
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