La Faille
Discours d’Ouverture du Festival Arts/Science Curiositas
sur le thème “Ordre et désordre”
en tant que parrain artistique du Festival,
au coté de Valérie Masson-Delmotte, marraine scientifique.
Gif-sur-Yvette
18 mai 2017
(remis en forme le 4 décembre 2017)
Détecter les forces derrière les formes
L’oeuvre Ballet Quantique, en dévoilant un ordre caché dans un désordre apparent, renvoie aux règles et forces physiques et humaines qui créent des formes malgré le chaos : lois, feux de circulation, équations de l’univers – big bang, ADN, forces sociales, génétiques, familiales.
Ce sont des lois imposées top-down ou construites bottom-up, des règles émergentes à partir du matériau, ou intentionnelles, des systèmes cachés (complot) ou publics,… De ces règles appliquées à un grand corpus naissent des formes.
Inversement, par la perception des formes, on peut découvrir les règles cachées. Les animaux, les humains, sont particulièrement habiles à détecter les forces à l’oeuvre, en particulier l’intention. L’oeuvre Ballet Quantique renvoie à ce mécanisme fondamental des systèmes de la réalité et de la perception.
Programmer le hasard
Un programme informatique permet de créer un système en fonctionnement. Ce matériau peut être utilisé en science pour modéliser le réel. En art, le programme comme matériau permet d’imaginer d’autres systèmes, d’autres lois, d’autres mécanismes, et donc d’autres sociétés, d’autres univers, d’autres créatures, d’autres formes. C’est un nouveau matériau pour l’Art.
Programmer le hasard. A priori opposées, ces deux notions combinées sont un formidable outil pour jouer avec le monde. Elles existent déjà dans la nature, dans les mécanismes de la vie (reproduction aléatoire dans la méiose/mitose + sélection naturelle), dans la biologie (cellules vs virus, neurones vs. électricité), dans la société (lois civiles, lois du marché), dans les mécanismes du comportement animal (réflexes de survie vs danger, mouvement vs faim). Alors comment peut-on le faire en science, en art ?
Pour programmer le hasard, il y a deux approches, créer du hasard et lui donner forme avec des règles contraignantes (forces, limites), ou bien créer un beau système parfait et rajouter du hasard pour introduire de la variabilité, de l’instabilité, de la vie, une certaine texture. Dans tous les cas, on arrive à un objet à la fois stable et instable, compris et incompris, lisible et mystérieux. L’univers est mou.
La Faille
Art et Science, deux approches de la connaissance, apparentées à l’ordre et au désordre. La science à pour but d’expliquer le réel, par la connaissance: la mise en modèles, la mise en symboles. Une forme d’ordre de l’esprit. Quête infinie, et impossible (théorème d’incomplétude de Gödel, principe d’incertitude d’Heisenberg). Il restera toujours une faille entre le réel et la connaissance. L’équation du nuage n’est pas le nuage.
Le mot tue la chose dit-on, mais non, car la chose existe toujours au delà des mots. Cette faille peut être source de souffrances, de frustrations, ce décalage entre la chose et sa représentation — même mentale, entre l’idéal et le réel, entre projection et réalité, entre ce qu’on perçoit et ce qui est. Sans cette faille, ce serait le nirvana, instant présent, sans souffrance, mais sans désir.
C’est dans cette faille que joue l’art, qu’il s’y vautre, par la subjectivité de l’artiste, par son vécu douloureux, par le jeu, par la métaphore, l’allégorie, la poésie — summum de l’art dans la faille, les jeux de l’esprit et de la forme, les jeux de l’objet et de sa représentation. La faille nous permet de passer dans des univers parallèles, de se moquer de la faille. L’Art, c’est en quelque sorte le désordre de l’esprit, qui permet de trouver un autre sens, une vengeance, une délectation.
L’Art et la Science se nourrissent l’un l’autre, autour de cette faille de plus en plus étroite mais de plus en plus profonde.
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